Une histoire d’amour se déroule dans et autour d’une immense boîte placée sur la scène. Déjà étrange dans sa scénographie, le spectacle prend un tour plus moderne encore lorsqu’il devient clair que les marionnettes, pourtant tout à fait traditionnelles dans leur forme et leur maniement, partagent les planches avec des acteurs en chair et en os, et que le petit orchestre mélange les influences musicales européennes et orientales. La boîte est la dernière création de la compagnie Taiyuan (TPTC) en coopération avec la compagnie des Zonzons, qui gère le Guignol de Lyon, en France.
Sponsorisée par les ministères de la Culture taiwanais et français, ainsi que par plusieurs associations artistiques, la pièce est un nouvel exemple du parti-pris de Taiyuan de combiner traditions et modernité, Orient et Occident, pour un public de tous les âges et toutes les cultures.
Créée en 2000, la troupe est installée dans le Musée Lin Liu-hsin du théâtre de marionnettes. Elle est l’émanation de la Fondation Taiyuan des arts et de la culture. Le site lui-même est un bâtiment historique du vieux quartier de Dadaocheng, où s’élève encore la plus ancienne rue marchande de Taipei. Naguère bourdonnant d’activités, à un emplacement alors stratégique sur la rive de la Danshui, Dadaocheng abrite encore de nombreuses troupes traditionnelles qui se produisent dans les temples pour distraire les dieux comme les hommes. Aujourd’hui, le temple Shahai du dieu de la ville, par exemple, qui est toujours un centre religieux actif, accueille souvent des représentations de marionnettes et d’opéra.
Chen Xi-huang [陳錫煌], le maître marionnettiste de la compagnie Taiyuan, est le premier fils de Lee Tien-lu [李天祿] (1910-1998), dont la vie a servi de trame au film de Hou Hsiao-hsien [侯孝賢] Le maître de marionnettes (prix du Jury du festival de Cannes en 1993). A 78 ans aujourd’hui, Chen Xi-huang perpétue l’héritage paternel en racontant de nouvelles histoires et en imaginant de nouveaux gestes pour les marionnettes taiwanaises, sans pour autant s’éloigner par trop de la tradition artistique.
Qu’elles soient à gaine, à fil ou d’ombres, les marionnettes sont au cœur de la vie des insulaires depuis deux cents ans, mais sans doute celles à gaine sont-elles les plus populaires ici.
Elles ont bien failli disparaître, lorsque, à la période japonaise (1895-1945), les activités associées avec la culture populaire locale furent interdites par les autorités coloniales. Seule une poignée de troupes obtinrent la permission de se produire, mais uniquement en salle – et non plus en plein air dans les cours des temples comme il était coutume –, à la condition qu’elles mettent en exergue les « valeurs nippones ».
Après le départ des Japonais en 1945, au terme de la Seconde Guerre mondiale, les spectacles de marionnettes en extérieur ont refleuri. Ils ont ensuite investi les studios de télévision pour atteindre un pic de popularité dans les années 70. Mais, en passant au petit écran, ces simples bouts de chiffon qui formaient autrefois l’essentiel des représentations de plein air données devant les temples évoluèrent dans leur style et leur apparence : elles grandirent pour atteindre jusqu’à un mètre de haut, se parèrent de costumes élaborés et revêtirent un « maquillage » sophistiqué.
Créée au milieu des années 80, la chaîne de télévision câblée Pili International, dont le siège est situé dans le district de Yunlin, est entièrement dédiée aux marionnettes. Les aventures sans fin de ses héros et héroïnes, qui appartiennent invariablement à un monde mythique intemporel inspiré des romans classiques chinois, ont séduit les foules.
Nouvelle direction
Cela dit, les émissions de Pili ont quelque peu dévié de la tradition, notent Wu Shan-shan [伍珊珊], qui met en scène les spectacles de Taiyuan, et Chen Xi-huang. « Une grande marionnette se contrôle essentiellement avec le bras, par l’intermédiaire du poignet et du coude, ce qui fait qu’elle a tendance à avoir des mouvements verticaux saccadés, dit Wu Shan-shan. Par contraste, lorsqu’une marionnette est manipulée par quelqu’un comme Chen Xi-huang, elle peut avoir des gestes et des mouvements beaucoup plus délicats parce qu’elle est contrôlée avec les cinq doigts de la main. » Chen Xi-huang souligne quant à lui qu’il faut maîtriser les formes traditionnelles de cet art pour être capable de passer à des styles plus modernes.
Tout en restant de fervents défenseurs du théâtre de marionnettes traditionnel, les artistes de Taiyuan lui ont apporté une touche de modernité, souligne Wu Shan-shan, qui a suivi une formation dans une école de théâtre à Bruxelles, en Belgique. Outre les pièces du répertoire traditionnel jouées dans un castelet à l’ancienne, en plein air, la compagnie Taiyuan présente aussi des spectacles modernes impliquant marionnettistes, acteurs et musiciens. Ces œuvres ont été jouées dans une vingtaine de pays et dans des sites très différents, depuis le Southbank Centre, à Londres, jusqu’à une église du XVIe s. aux Pays-Bas, en passant par la Casa Mila à Barcelone, le Théâtre traditionnel de Hanoï ou encore la campagne du Cambodge. A Taiwan, elle s’est produite au Théâtre national, entre autres. En septembre et octobre de cette année, la troupe effectuera une nouvelle tournée européenne qui l’emmènera en France, en Hongrie, en Allemagne et en République tchèque.
Robin Ruizendaal, le cofondateur, dramaturge et directeur artistique de la troupe, contribue beaucoup à l’inventivité des spectacles. Né en 1963, l’artiste néerlandais s’est intéressé à la culture asiatique dès l’enfance, alors qu’il vivait à La Haye avec son grand-père. Celui-ci, un ancien capitaine de la marine marchande, avait voyagé à travers l’Asie dont il était tombé amoureux, et avait vécu en Indonésie. Sans doute influencé par ses récits, Robin Ruizendaal a fait des études de chinois à l’université de Leyde et rédigé sa thèse de doctorat sur le théâtre de marionnettes chinois.
En 1986, il s’est rendu à l’université de Xiamen, dans la province chinoise du Fujian, juste en face de Taiwan, pour effectuer une étude sur le terrain. En 1990, il a suivi la troupe de Lee Tien-lu aux Pays-Bas, lui servant d’interprète, alors que celle-ci était en tournée en Europe. Impressionné par les marionnettes à gaine taiwanaises, Robin Ruizendaal a fait un séjour de trois mois à Taiwan l’année suivante, avant de revenir s’installer à Taipei en 1993.
Le Hollandais, qui a participé à la création du premier musée consacré aux marionnettes de Taiwan et à la troupe qui lui est attachée, est aujourd’hui une personnalité dans le cercle des marionnettistes insulaires.
Du vieux et du neuf
Le mariage des compétences a fait des merveilles pour la compagnie Taiyuan. Si les marionnettes à gaine dominent, celles sur tige, de même que les figures du théâtre d’ombres, apparaissent aussi dans les spectacles de la troupe, et certaines ont été dessinées spécialement pour telle ou telle pièce. Des musiciens taiwanais et étrangers ont été recrutés pour composer des thèmes qui s’ajoutent au répertoire traditionnel. Et, à l’exception des spectacles de marionnettes classiques, joués dans un castelet chinois à l’ancienne, Taiyuan réalise des décors originaux pour chacune de ses nouvelles pièces, depuis les petites productions pour enfants jusqu’aux grands spectacles en extérieur avec une vingtaine de montreurs, d’acteurs et de musiciens. En outre, les histoires sont puisées tant dans la tradition locale qu’étrangère, et les personnages s’expriment aussi bien en mandarin ou en holo (taiwanais) que dans des langues comme l’anglais ou l’italien.
Ce mariage des influences est présent dans l’ensemble de l’œuvre de Taiyuan. La première grande pièce de la troupe, Marco Polo, qui a été jouée pour la première fois en 2001, raconte l’histoire d’un jeune Italien de 16 ans qui sème la zizanie à la cour impériale de Chine. Les artistes s’inspirent ainsi de l’art des marionnettes taiwanaises et de ses techniques de récit, en greffant sur ces bases classiques un dialogue entre l’italien et le holo, entre la tradition musicale insulaire et l’opéra italien. Marco Polo a souvent été jouée à l’étranger et a été traduite en plusieurs langues. Dans Pluie d’automne, une interprétation moderne d’une histoire d’amour classique entre un empereur chinois et une beauté célèbre, des acteurs partagent la scène avec des marionnettes à tige. L’accompagnement musical, signé par un compositeur italien, s’inspire de la tradition musicale chinoise.
Dans certaines pièces de Taiyuan, comme La beauté du théâtre de marionnettes taiwanais, qui est au programme de la tournée européenne de la troupe cet automne, les dialogues sont intentionnellement réduits au minimum afin de permettre au public de se concentrer sur les mouvements sophistiqués des marionnettes, ainsi que sur les émotions qu’elles parviennent à susciter. « Toutes les pièces pourraient être simplifiées pour se résumer à l’interaction entre un personnage et son environnement », remarque Wu Shan-shan.
Même le théâtre géré par Taiyuan entre dans l’intrigue de Liao Tianding – Un meurtre à Taipei. Resituée dans la période coloniale japonaise de l’île, cette pièce raconte l’histoire d’un « Robin des bois chinois » qui doit choisir entre le bien et le mal. La pièce est remarquable par sa tension dramatique et par la profondeur du personnage principal, des caractéristiques qu’on rencontre rarement dans les spectacles de marionnettes. L’accompagnement musical est encore une fois très riche, et marie opéra taiwanais, chansons populaires et ballades japonaises (enka) afin de recréer l’atmosphère des heures glorieuses de Dadaocheng. En aidant les marionnettes taiwanaises à se moderniser, Taiyuan enrichit considérablement le répertoire du genre, ici comme à l’étranger. ■